Au fil de l’eau…

Une traversée du canal 

Dans le matin clair, j’enfourche ma bécane et descends vers le halage. Il déroule son ruban étroit dans la vallée envahie par la brume. Ce sont « les renards qui fument » après l’averse. Le canal suit sa voie dans les palplanches. Des lentilles argentées flottent en oscillant lentement. Cela suffit parfois à renverser l’horizon, on y voit le tremblement du monde. Des guêpiers en toge nuptiale associant turquoise, jaune, fauve et noir, laissent descendre leurs notes flûtées, roulées, remplissant de rires les parois de peupliers qui retiennent les rives.

Ces deux voies d’eau parallèles qui courent dans la vallée, nous pouvons les considérer comme une frontière, peut-être un obstacle aux mouvements de populations sauvages qui doivent les franchir à la nage. Il n’en est rien. Outre l’affinité que la plupart des animaux ont avec l’eau, elles n’entravent pas les migrations terrestres et les simples déplacements de voisinage. Ce que nous prenons comme un obstacle favorise l’augmentation de la variété des milieux, entre eaux vives et eaux stagnantes.

Devant moi surgit la silhouette familière d’un chevreuil. Il s’approche de la rive, hésite, semble vouloir faire demi-tour. Il revient, longe l’eau et brusquement s’élance. Il nage avec aisance, rapidement. La tête relevée, le cou tendu bien au-dessus du plan d’eau. Il remonte, plutôt il jaillit sur la rive opposée, et immédiatement s’ébroue. De son pelage, un brouillard scintillant de gouttelettes explose en contre-jour. Ce moment évoque une jouissance du bain, de la fraîcheur, de la sensualité de l’eau. Enfin il m’aperçoit, et s’esquive dans les taillis (1). Pierre Kropotkine, naturaliste et anarchiste éclairé du début du vingtième siècle, décrit le spectacle émouvant de plusieurs milliers de chevreuils (vingt mille !) qui se lancent dans le fleuve Amour (largeur moyenne 600-1000 m) pour fuir les intempéries (2).

Comme la plupart des mammifères, le chevreuil nage donc bien et volontiers. Le renard prend des bains d’épouillage en reculant dans l’eau avec une touffe d’herbe dans la gueule où vont se réfugier les parasites, le lièvre saute allègrement dans les étangs pour échapper aux meutes à sa poursuite (3), tous les ruminants nagent spontanément. De nombreux rongeurs fréquentent les milieux aquatiques et nagent plus qu’ils ne marchent, même le très arboricole écureuil n’hésite pas à plonger dans l’eau.

Au sujet des porcs, on raconte l’histoire de pêcheurs bretons au large de Noirmoutier qui croisent durant la nuit une horde de sangliers nageant vers le continent à plus de cinq kilomètres des côtes. Sur le site de Grand Quincy en 2018, un marcassin de quatre ou cinq mois se jette dans le ru de Mélisey en crue. Chasseurs et chiens, superbement trompés par ce petit sanglier malin, persistent à le chercher dans la direction opposée. Dans l’eau glacée, il est déporté sur plus de 50 mètres et rejoint l’autre rive, transi, épuisé. Trottinant, titubant, il atteint finalement le couvert protecteur (4).

Les félidés, réputés aquaphobes, sont pour la plupart de très bons nageurs. Le chat forestier ne craint pas l’eau, même s’il n’y plonge pas volontiers. Le lynx, les grands félins tropicaux, tous sont d’excellents nageurs. (*)

Le seul obstacle, le seul danger réel sont les berges abruptes, palplanches et rives bétonnées qui pourraient empêcher de retrouver la terre ferme, mais la présence de cette double voie d’eau est une richesse qui génère une grande diversité, et aussi, une zone d’étendue variable entre l’eau vive et l’eau stagnante d’un grand intérêt écologique, inversement proportionnel à une présence humaine moins assidue. Un espace où le vivant non-humain trouve un peu de paix. Un souffle, une brise, des fragments de ciel se disloquent sur le miroir froissé du canal.

Ladislas de Monge – Villon 2021

(1) : observation personnelle – printemps 2019

(2) : Pierre Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution – 1902

(Vingt-mille chevreuils, est-ce plausible ? La présence de chevreuils dans cette région est possible, mais il serait plus probable qu’il s’agisse du Saïga, une antilope très grégaire qui vit encore dans cette zone. Est-ce un problème de traduction, sachant que P. Kropotkine était géographe mais aussi naturaliste rigoureux ?) Ndlr.

(3) : observation personnelle – vers 1970 /Belgique

(4) : observation personnelle – novembre 2018

(*) En fait, seuls les grands primates (dont Homo sapiens) ont peu d’affinités avec l’eau, et pour certains (chimpanzés, gorilles, orang-outan) ne s’en approchent pas.

© Jacky Vieux

© Jacky Vieux

Faune et Flore

Le ragondin traverse le canal

© Etienne Pelissier

 
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